En 1827, le vieux
Friedrich Schlegel, qui avait été avec Novalis l’un des collaborateurs les plus
énergiques de la revue Athenäum et du premier
cercle romantique – dit « cercle d’Iéna » – donnait à Vienne un cours
intitulé Philosophie des Lebens.
La Petite Bibliothèque Rivages Poche en publiait en 2013 la première leçon. Les
traductions françaises de Schlegel sont chose assez rare ; ce bref ouvrage
nous a paru mériter un résumé, destiné avant tout à ceux qui ne le liront pas.
Rivages Poche ne met
malheureuseument à la disposition du lecteur francophone que la première leçon
d’un cours qui en compte quinze. Une simple entrée en matière donc, tout juste
le temps pour le penseur allemand de planter le décor, tout juste le temps pour
nous de goûter à une philosophie dont la première qualité consiste à se donner
l’éclat d’une parole haute et claire et la force de la poésie. La traduction de
Nicolas Waquet nous l’offre d’ailleurs exprimée dans un français cristallin, à
la fois aigu et limpide, ce même français dans lequel est rédigée la brève
introduction. Ici se manifeste une fois de plus la vertu inestimable contenue
dans l’obligation – ou le choix – de faire court.
Cette première leçon,
intitulée « De l’âme pensante comme centre de la conscience. Des
erreurs de la raison. » s’emploie à défricher le terrain et
poser les fondements de la « philosophie de la vie » défendue par
Schlegel. Ce dernier s’efforce tout d’abord d’identifier et de réfuter les
erreurs qui empêchent habituellement les philosophes de se donner le juste
point de départ. Il s’agit en premier lieu d’éviter l’écueil consistant à trop
regarder vers le Ciel – c’est-à-dire à tomber dans l’abstraction excessive,
péché commis par Platon dans sa République – ou à embourber son regard dans la Terre en cherchant à « s’immiscer
de force dans la réalité extérieure ». La philosophie de la vie trouve son espace propre entre Ciel et
Terre, dans la sphère où se déploie l’activité de l’esprit humain.
La pensée doit ainsi
éviter tout engagement dans la théologie ou la politique afin de demeurer
indépendante, car c’est son indépendance qui la fera fructueuse et « salutaire ». Elle doit tout autant se défier des spéculations
qui prétendent rayonner depuis les hautes sphères en se donnant
l’inintelligible pour objet. Schlegel s’attaque ici sans les nommer aux travaux
de la pensée idéaliste allemande pour laquelle il s’était lui-même enthousiasmé
par le passé.
Le vieux professeur
viennois en profite pour juger sévèrement bien qu’implicitement certains
enthousiasmes juvéniles : « Complètement subjuguées, transportées
par une fausse exaltation, certaines [âmes juvéniles] peuvent alors éprouver la
tentation de constituer, de créer, pour ainsi dire, une nouvelle religion qui
leur soit propre, tandis que d’autres peuvent ressentir le besoin de blâmer et
de changer tout ce qui existe déjà pour réformer le monde à la lumière des
notions qu’elles viennent d’assimiler. » Difficile de ne pas songer ici aux affirmations hardies des
rédacteurs de l’Athenäum.
La sophia ne constitue pas en effet uniquement l’objet de la recherche philosophique ; elle lui donne également son fondement pratique. Autrement dit : la sagesse doit être recherchée avec autant de sagesse que possible. Par elle le philosophe doit être inspiré et guidé.
Tout aussi dangereux
est l’écueil consistant à confondre la méthode de la philosophie avec celle des
mathématiques. Les mécaniques intellectuelles bâties à la façon des
démonstrations algébriques sont en effet incapables de susciter une « conviction
intime, sincère et totale ».
La justesse philosophique se situe dans l’ordonnance de l’ensemble ;
laquelle ordonnance doit être semblable à celle de l’arbre, dont une
observation attentive sait percevoir, au-delà de l’apparente irrégularité, la
perfection profonde. Elle doit pouvoir être saisie dans son unité autant que
dans sa vitalité et sa croissance perpétuelle[1].
L’unité recherchée
par la pensée est pour Schlegel d’ordre spirituel, et tient à « la
logique de la pensée qui, dans la vie ou la philosophie, nous frappe toujours
profondément et force le respect, même si nous ne partageons pas les
convictions qu’elle suppose. » C’est
en effet dans l’ordre des sentiments que se manifeste la cohérence véritable
d’un discours philosophique.
Le professeur
poursuit en dénonçant avec virulence ce qu’il considère comme les deux grandes
erreurs de son temps. La première a été commise par la philosophie française,
partie du sensualisme et revenue de cette impasse par une déification de la
raison[2],
en définitive constamment animée par le désir d’abattre la transcendance.
Schlegel fait alors appel aux conséquences politiques de cette pensée, qui
doivent à ses yeux achever de la juger.
Il estime que la
philosophie allemande, bien que très différente, a en réalité suivi le même
itinéraire de « retournement » : de l’impuissance déclarée de la raison face à la
transcendance, pour aboutir à la souveraineté de cette même raison[3].
Un péché identique est finalement commis dans l’un et l’autre cas ; un
péché caractérisé par « l’esprit démoniaque de négation et de
contradiction »[4] qui prétend s’adjuger la place occupée par la
réalité divine.
Une fois effectuées
toutes ces mises en garde préalables, le professeur achève sa leçon sur une
présentation des fondements sur lesquels doit s’appuyer la philosophie de la
vie. Le juste point de départ doit en être cette réalité que l’on trouve au
cœur de la conscience humaine : « l’âme pensante », qui rassemble et relie les diverses facultés de
la conscience – raison et imagination, entendement et volonté. Afin de
s’expliquer Schlegel se lance alors dans une audacieuse démonstration.
Comparant l’être humain aux « intelligences supérieures » dont
la « tradition universelle » rapporte l’existence (l’exemple utilisé est celui du fameux daimôn de Socrate[5],
mais nous ne doutons pas que le philosophe songe également ici aux anges),
Schlegel cherche à déterminer ce qui fait la singularité humaine. Puisque l’âme
pensante, comme chacun sait (sic), est ce qui distingue l’homme des animaux, en
quoi donc diffère-t-il des intelligences supérieures ? En citant deux vers
de Schiller :
Tu partages la science avec des esprits supérieurs,
Mais l’art, ô mortel, toi seul tu le possèdes
il
répond avec assurance que l’imagination est la « dangereuse
prérogative » de l’homme.
L’autre différence tient à la raison déductive, dont sont nécessairement dénués
les esprits supérieurs puisque leur intelligence est tout intuitive. Si ces
esprits ne sont capables ni d’imagination ni de déduction, il devient
impossible de leur attribuer une âme, « c’est-à-dire un principe
distinct de l’esprit, une faculté plus passive, source de la fécondité et de la
mutabilité intérieure, du développement intellectuel. »
La conclusion est la
suivante : l’essence des intelligences supérieures est double – esprit, « corps
lumineux et éthéré » –
tandis que celle de l’homme est triple : âme, esprit, corps. « Ce
triple principe constitue le fondement de toute philosophie, et le système qui
repose sur cette base n’est autre que la philosophie de la vie ». L’énoncé est présenté par le philosophe comme
une vérité transparente à la simplicité impérieuse, « tirée de la vie
même » et échappant à toute
complication théorique – ce qui peut amuser.
Ce développement
permet enfin à Schlegel d’indiquer le terrain sur lequel la philosophie de la
vie pourra s’épanouir. Le corps relevant selon lui exclusivement des sciences
naturelles, la philosophie est « science de la seule conscience ;
elle doit donc se soucier de l’âme et de l’esprit, et veiller soigneusement à
s’en tenir là. »
[1] On voit avec cette image surgir, non sans un certain
bonheur, l’imprégnation romantique de l’auteur, d’autant plus que l’exemple
livré dans le paragraphe suivant est celui de l’attraction magnétique, autre
manière d’évoquer le type d’unité recherché par la philosophie de la vie. On
ignore souvent en France que la fécondité du romantisme allemand ne concerna
pas uniquement l’art mais également la recherche scientifique : physique
et magnétisme avec Johannes Wilhelm Ritter, psychologie avec Carl Gustav Carus,
philologie avec Friedrich Creuzer ou encore August Wilhelm Schlegel, le frère
aîné de Friedrich…
[2] Le traducteur estime que les théories évoquées ici,
toujours implicitement, sont celles de Condillac et de Rousseau.
[3] Ou de Kant à Hegel en passant par Fichte et
Schelling. Ici encore je me réfère aux notes de Nicolas Waquet,
lesquelles viennent éclaircir un discours qui jamais ne nomme ses cibles de
manière explicite.
[5] « car les Anciens croyaient communément que
tout le monde avait un génie, un esprit tutélaire. »
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